8 • Extrait 5
Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race.
Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête.
Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ains étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu’ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage.
Celui à qui le peuple a donné l’état devrait être, ce me semble, plus insupportable, et le serait, comme je crois, n’était que dès lors qu’il se voit élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il délibère de n’en bouger point ; communément celui-là fait état de rendre à ses enfants la puissance que le peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont pris cette opinion, c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre.
Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence, mais de choix, je n’y en vois point; et étant les moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de régner est quasi semblable: les élus, comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi les traitent-ils ; les conquérants en font comme de leur proie; les successeurs pensent d’en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.
Mais à propos, si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sussent que c’est ni de l’un ni de l’autre, ni à grand peine des noms; si on leur présentait d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir à un homme…